"Quand on aime il faut partir" - Blaise Cendrars
Notre dernière journée fut quelque peu erratique. Nous devions reprendre le bus pour rentrer à N’Djamena, mais nous ignorions l’heure du départ. Nous avions également une invitation à déjeuner chez Moïse, un ami de N’Djamena. Je voyais mal comment nous arriverions à concilier ce repas avec un départ censément imminent, mais je m’en remis à Valentin qui savait mieux que moi ce que nous pouvions prévoir ou pas. Les libations de la veille et le réveil tardif m’avaient coupé les jambes et la déambulation dans Moïssala me parut requérir des efforts coûteux.
Notre première escale nous amena à l’emplacement où nous devions prendre le bus et réserver nos places. Mais il n’y avait aucune information précise sur l’heure de ce départ. Il était question de partir dans la soirée, mais le bus n’était pas encore là et dans ce genre de situation, on sait qu’il faut s’armer de patience, car « bientôt » n’est qu’une supputation, voire seulement un souhait.
Moïssala me donna l’impression d’être devenue familière, un peu déjà vue, et les rues n’avaient plus tout à fait la nouveauté des deux jours précédents, d’autant plus que les festivités étaient terminées. Il faut croire que la fatigue aussi modifiait le regard que je portais sur la ville.
L’invitation chez Moïse nous éloigna du centre ville. Nous arrivâmes dans une concession familiale spacieuse. Moïse nous présenta aux anciens de la famille, qui finissaient de manger, installés sur une natte, et nous nous installâmes autour de la table, dans les sièges qui nous attendaient. Les jeunes femmes et jeunes filles de la concession s’affairaient autour du foyer, lavaient la vaisselle, s’occupaient des enfants, rangeaient, tandis que les anciens s’assoupissaient et que nous étions servis. Cela me donna l’impression singulière que chaque « classe » d’âge et chaque genre au sein de la concession composait une sorte d’univers régi par ses propres lois. Notre table occupait le centre de la concession, et toute cette activité tournoyait autour de nous comme si nous en étions le centre de gravité – sensation accentuée par les regards qui se tournaient subrepticement vers moi, à cause de mon statut de « blanc », qui faisait de moi un invité inhabituel pour ne pas dire « de marque ».
J’ai évoqué les nombreux repas qui nous avaient été servis la veille, la sobriété toute relative de la nuit, et j’avais l’estomac – et le foie – encore chargé. En voyant le plateau arriver sur la table, je fus pris d’angoisse. La boule qui nous était servie était vraiment énorme, et la sauce copieuse. Un poulet rôti complétait l’ensemble. L’hospitalité demande à être honorée et l’on ne peut refuser un plat sans risquer de blesser l’hôte et la cuisinière, parfois gravement. Je fis de mon mieux pour me servir une portion qui me parut déjà brave, mais on me fit remarquer que c’était peu. Et de fait, mes commensaux se servirent trois ou quatre fois ce que j’avais pris – je ne comprenais pas comment c’était possible, et parfois je ne comprends toujours pas comment certains font, mais à défaut de comprendre, on finit par s’habituer. On me proposa bien sûr de me resservir, mais là je pus refuser, puis on m’offrit de me servir de poulet. Une fois encore je dus m’aplatir en excuses pour qu’on me laissât prendre un modeste morceau et non la moitié du bestiau, mais je crois que malgré mes efforts, mon hôte fut vexé.
Nous passâmes une bonne partie de l’après-midi chez Moïse, puis il fallut repartir pour nous enquérir, une fois de plus, de notre départ. La seule certitude qui nous fut communiquée était que le bus arriverait bientôt, ce qui voulait clairement dire qu’il ne repartirait pas avant la nuit tombée, et celle-ci approchait. Nous dûmes nous résigner alors à rentrer à la concession pour nous y laver, nous y reposer en attendant des précisions sur ce départ probable mais vague.
A la nuit tombée, Moïssala s’estompait dans une clarté lunaire et mystérieuse, et sa rumeur s’éteignait. De loin en loin, la clarté imprécise jetée par la pointe d’un feu, d’une lampe à pétrole ou d’une ampoule électrique, révélait des formes humaines, des conversations atténuées nous parvenaient, comme des respirations proches de ruminants aux cornes impressionnantes et placides. La lune fut à son plein au cours de ces nuits, rendant l’obscurité plus inquiétante et douce, rassurante et peuplée.
Vers vingt-et-une heures, le vrombissement sourd d’un diesel nous parvint et Valentin y reconnut le bus qui arrivait. Nous repartirions donc bien le lendemain, et la nuit de Moïssala retint une fois encore notre sommeil dans ses voiles.
Le trente-et-un décembre, nos sacs furent bouclés. A croire que cela était un thème du séjour, mes intestins avaient de nouveau choisi un mode hostile de communication avec moi-même, ce qui rendait la perspective de plusieurs heures de route plutôt maussade. J’incriminai la suralimentation des dernières quarante-huit heures.
Nous quittâmes la chambre, sac au dos, et prîmes la direction de l’arbre à bus où, comme il était prévisible, notre bus n’était pas, non plus qu’aucun autre. Le moteur entendu la veille n’était probablement que celui d’un vulgaire gros porteur et pas du tout de notre carrosse tant attendu. Il nous restait donc deux options. Ou bien attendre encore le bus en espérant qu’il arrive dans la journée, ou bien nous rabattre sur une occasion du marché pour attraper un bus à Koumra. Nous n’avions plus en poche que l’argent du voyage, les festivités de la Saint-Sylvestre nous attendaient à N’Djamena, il n’était donc pas question de passer un jour de plus à Moïssala. Le directeur de l’agence restant introuvable, c’est la deuxième option qui reçut notre suffrage et, tandis que j’attendais – de nouveau l’attente, comme si elle était inséparable du voyage – Valentin s’enquit d’une occasion.
Une occasion – ou occasion du marché – est un véhicule qui fait le trajet entre deux villes pour des livraisons ou d’autres affaires, et qui accepte de prendre des passagers et bagages en plus de son chargement initial, moyennant finances. Nous ne serions pas déçus du voyage. Une première occasion se présenta, mais Valentin estima le prix demandé excessif. Une autre occasion fut donc trouvée, un pick-up déjà presque plein, où l’une de ses tantes me laissa très gentiment sa place dans la cabine – j’eus l’impression que la famille de Valentin avait des ramifications infinies.
Quelques explications sont ici nécessaires. Les places disponibles sont réparties entre l’intérieur et l’extérieur du véhicule, les premières étant censées être les plus confortables et surtout les plus sûres. Les bagages des passagers sont entassés comme il est possible, en l’occurrence arrimés et encastrés parmi les autres paquets dans la benne du pick-up, et la plupart des voyageurs prirent place au sommet de cet édifice. Or, le départ tardait, l’agencement étant sans cesse revu, afin d’améliorer si possible sa résistance et donc sa pérennité. Valentin partit soudain à la recherche de nos coqs et poules, laissés à la voisine de la concession, et alors que l’équipage enfin prêt commençait à s’impatienter, il ne reparaissait plus. On était sur le point de partir sans lui, mais il apparut bientôt avec quelques gallinacés à la main – notre lot avait été amputé d’un cadeau fait à la voisine en question, et nous avions probablement également dîné de l’un de nos protégés sans le savoir. Bref, il fallut encore une fois arranger ce fatras de pattes, de becs et de plumes avec le chargement, non sans avoir découpé quelques tomates dans le paquetage afin de permettre aux volailles de se désaltérer pendant le voyage.
J’avais pris place à l’avant de la cabine, à côté du chauffeur, place privilégiée donc, et de fait, je me trouvais plutôt mieux loti que la plupart. Mais j’avais mal compris. Un autre passager m’expliqua qu’il était aussi à l’avant à la même place que moi et qu’il fallait en réalité que je m’assoie plus près du conducteur – entre les deux sièges pour tout dire. Je passai donc le voyage coincé et tordu entre le monsieur, qui se présenta comme le sous-préfet du canton de Békoro, et le chauffeur, au profil d’aigle, la tête enveloppée dans son chèche, et qui me donnait des bourrades dans les côtes à chaque fois qu’il tournait le volant – c’est-à-dire souvent puisque nous suivions la piste, ce qui l’obligeait à faire de fréquentes et parfois amples embardées.
Donc, le pick-up avait démarré, donc nous partions. Il s’ébranla, lui aussi, enfin, et prit une rue qui nous permettrait de sortir de Moïssala. J’étais ému en regardant une dernière fois les murs des concessions, les arbres, les enfants, les habitants causant. Je croisai les yeux pénétrants des femmes peules qui traversaient la ville, dans leur tenues colorées, admirai leur allure fière et farouche. L’émotion tourna court.
Nous n’avions pas fait cinq cents mètres que l’apprenti sauta depuis le toit de la cabine à côté de la roue avant côté chauffeur, tandis que le pick-up ralentissait. Il en souleva le capot pour s’y affairer, tandis que le conducteur pompait du gauche en vain – l’embrayage venait de lâcher. La réparation prit à peine une minute, et le véhicule repartit. J’eus l’intuition que le voyage serait long...
L’une des amies tchadiennes à qui je racontais ce voyage s’esclaffa : « Tu dois avoir beaucoup de fer, tu as peut-être un pouvoir ! » Si vous avez gardé souvenir du voyage aller, le retour fut de la même eau – probablement puisée à quelque soue, faut-il encore appeler ça de l’eau ? C’est le genre de pouvoir dont on se passerait...
Au bout d’une petite demi-heure de piste, panique à bord. Le véhicule stoppa brutalement au niveau d’une humble case au bord de la piste, devant laquelle s’affairait une famille qui nous dévisagea avec surprise. Tout le monde s’attroupa autour du véhicule, afin de comprendre ce qui se passait, puis chercha de l’ombre en attendant la suite. Les deux barres métalliques qui soutenaient la plate-forme et la reliaient à la cabine – bref, la structure métallique longitudinale du véhicule qui doit avoir un nom – venaient de se tordre. La benne était donc inclinée, et il était impossible de continuer. Une solution fut trouvée et un compromis. Tous les bagages furent descendus et grâce à une corde de bon calibre, le chauffeur et ses compagnons entreprirent de redresser la plate-forme à la force des bras, afin de l’arrimer à la cabine. Comme d’autres passagers, je prêtai main forte, et après de longs et hasardeux efforts, l’ensemble fut bien attaché et suffisamment solide pour reprendre la route. Il fallut néanmoins se résoudre à laisser quelques passagers et bagages aux bon soins de la famille chez qui nous avions fait irruption – et j’ai envie d’écrire « le sort tomba sur le plus jeune », une jolie jeune fille pleura de se voir ainsi forcée de rester au milieu de nulle part alors que peut-être, ailleurs, la fête, une obligation ou quelque galant l’attendait. Nos volailles restaient aussi avec la tante de Valentin, qui témoigna une fois de plus de sa grande générosité en se sacrifiant pour les plus pressés. Nous ne revîmes jamais nos bêtes. L’une d’elles fut d’ailleurs offerte à la famille car elle avait été trucidée pas l’un de nos coqs, belliqueux ou con – sans doute un peu les deux. Mon sous-préfet de voisin apostropha un clando qui passait par là et disparut au bout de la piste, appelé par des affaires urgentes. Valentin put donc profiter de la place – de la demi-place – vacante à l’avant où il prit sur ses genoux une petite fille afin de soulager sa mère assise sur la banquette arrière – j’ai oublié de préciser qu’il y avait deux rangées de sièges dans la cabine, et que la rangée arrière comptait, je crois, quatre personnes. J’héritai pour ma part du volumineux sac à main de la dame assise derrière moi, qui était elle aussi bien encombrée et serrée.
Le pick-up reprit la piste, plus léger, mais guère plus rapide ni confortable. Et quand je vous dis que j’ai un pouvoir... Encore vingt ou trente minutes après, nouvelle halte forcée. Cette fois-ci, c’était le pneu avant-gauche qui était crevé. Attente encore, donc, nouvelle réparation, au bord de la piste, où l’on a toujours la surprise, alors qu’on se croit perdu en pleine brousse, de voir passer du monde, hommes, femmes, enfants, écoliers, paysans, commerçants, nomades, …
La crevaison à son tour fut réparée, et il faut croire que la coupe était pleine, car nous arrivâmes finalement à Koumra sans nouvel incident, au bout d’un temps impossible à déterminer, mais qui me parut très long.
A peine arrivés à Koumra, nous eûmes tout juste le temps d’attraper des billets dans une agence et de sauter dans le bus qui démarrait pour N’Djamena, et nous espérions arriver à temps pour les réjouissances, à l’issue d’un voyage bien lesté.
Il n’y eut, de fait, pas d’événement particulier pendant la route – il faut croire que mon pouvoir faisait relâche – si ce n’est la chute d’un petit bouc qui, mal attaché sur le toit du bus, tomba sur le goudron et s’enfuit affolé et probablement blessé dans les champs qui bordaient la route. Ce furent les gamins du coin qui le rattrapèrent et il fut remonté et cette fois-ci bien rattaché sur le toit.
Les pauses furent toutefois passablement longues. Généralement, elles correspondaient aux grandes villes-étapes de notre route, où le conducteur faisait une pause, pour la prière et pour se restaurer et se reposer. A Moundou, qui est au carrefour de plusieurs axes importants, nous restâmes près d’une heure, afin d’attendre les correspondances, de permettre au chauffeur de prendre sa pause – et je crois même que nous avons changé de chauffeur – mais également aux passagers. Il faisait déjà nuit, mais nous gardions l’espoir d’arriver à temps à N’Djamena... comme à l’aller.
Comme à l’aller, nous avons dû revoir nos ambitions. A minuit, nous étions encore quelque part entre Bongor et Kélo. Ce fut donc par SMS que je souhaitai la bonne année.
Notre bus arriva finalement à N’Djamena à quatre heures et demi passées. Nous attrapâmes deux clandos qui nous emmenèrent à travers la capitale déserte jusqu’à la concession des parents de Valentin. Par moment, on entendait par-dessus les murs des concessions et par les portes ouvertes des bars les bruits de la fête, la musique et les lumière qui se déversaient dans les rues.
Exténués, nous posâmes enfin nos sacs. Un repas refroidi nous attendait, avec quelques boissons. Ayant mangé et bu, je m’endormis.
J’ai déjà écrit quelques réflexions que ce voyage a nourries. J’ajouterai que j’y ai aussi vécu un vrai tournant dans ma vie au Tchad. J’y ai laissé des peurs et me suis senti libéré de certaines appréhensions, ce qui m’a permis, depuis, de mieux rencontrer, et plus intimement, ce pays, son peuple, ses peuples.
Je trouve aussi significatif de m’être trouvé dans le bus du retour pour le premier de l’an, c’est-à-dire en route, en mouvement, et j’ai envie d’y reconnaître le symbole de ce qui change, de ce qui bouge en mois depuis que je suis ici, ainsi qu’une invitation à rester en mouvement.