"Quand on aime il faut partir" - Blaise Cendrars
Je réponds ici au commentaire de Denis au billet sur Moïssala, à propos des quelques idées que j'y formule au sujet du développement. http://dcc-manu-vsi-tchad.overblog.com/voyage-%C3%A0-mo%C3%AFssala-%E2%80%93-9
Sur le malthusianisme, je dois reconnaître que j’utilise le terme d’une façon impropre. Ce que je voulais dire, c’est qu’il s’agit d’une application de la théorie de la sélection naturelle à l’évolution des sociétés, qui revient à dire que ce sont les sociétés les plus adaptées qui survivent, et que celles qui disparaissent ne doivent leur disparition qu’à leur inadaptation au contexte – de la mondialisation en l’occurrence. C’est sûrement une utilisation abusive des thèses de Malthus, et il faudrait que je reformule cela. Le terme de darwinisme social conviendrait sans doute mieux.
Néanmoins, je ne dis pas que le capitalisme et le libéralisme sont malthusiens, parce que je ne saurais étayer correctement une telle affirmation – même si je pense qu’il y a une étroite corrélation entre le darwinisme social et l’industrialisation de l’Europe, et que celle-ci a pour corollaire l’écrasement, voire l’élimination du faible. J’utilise cette référence uniquement à propos de la disparition des modes de vie traditionnels, que l’on justifie parfois par leur inadaptation à la mondialisation. C’est là, je crois, qu’on peut parler de darwinisme social, quand on explique la disparition de certaines sociétés par la « survie du plus apte ». Cette justification masque en réalité la loi du plus fort, et c’est ce qui, je crois, pourrait être reproché à toute interprétation de la sélection « naturelle » qui consisterait à en conclure que seuls les groupes sociaux les « meilleurs » survivent1. Ce serait faire de la rencontre entre les sociétés et les cultures quelque chose de simplement mécanique, et légitimer la disparition des structures sociales qui ne satisfont pas aux exigences de la modernité. Or, la modernité n’a rien d’un phénomène naturel, et elle ne s’impose pas à l’ensemble de la planète en vertu d’une loi de sélection. Il s’agit d’une organisation humaine, c’est-à-dire intentionnelle et délibérée. Délibérée, cela veut dire selon moi, conçue, voulue et promue. Cela se fait au bénéfice d’une classe dirigeante et non des populations comme on l’entend dire trop souvent, notamment en reprenant à tort et à travers l’affirmation d’Adam Smith en vertu de laquelle la poursuite de son intérêt par chacun aboutit à la satisfaction de l’intérêt collectif. Partout, on voit bien que l’égoïsme des puissants écrase les faibles, et il n’y a là rien de providentiel.
Comme tu le relèves, il ne faut pas confondre, justement, démocratie et libéralisme économique. Le dogme libéral voudrait faire croire à l’équivalence entre les deux, mais cela ne va bien sûr pas de soi. De plus, je me méfie de l’ethnocentrisme qui caractérise beaucoup des discours sur le développement. Je saisis l’occasion pour préciser que l’essentiel de ce que j’écris concerne les idées reçues sur le développement avant tout, et la façon dont on justifie une évolution du monde qui se fait en réalité au bénéfice de certains et non des populations à qui on viendrait apporter soi-disant la solution à leurs problèmes.
Cet ethnocentrisme nous fait souvent prendre notre organisation démocratique comme un modèle qui à ce titre devrait être le désirable en soi. On imagine que toute société devrait légitimement désirer la démocratie. A ce titre, on observe les pratiques culturelles qui diffèrent de la nôtre avec une certaine condescendance, et nous intervenons pour les détourner de ces « erreurs ». Nous croyons à notre supériorité politique et culturelle qui nous donnerait forcément un ascendant sur les autres peuples. Nous, nous savons quelle est l’organisation politique juste, nous, nous savons ce qu’est l’éducation, la santé, le savoir, la justice, etc. Forts de ces convictions – mais en réalité mus surtout par nos propres intérêts économiques, politiques, etc. – nous imposons un modèle culturel, simplement parce que nous sommes les plus forts, et je suis tenté de penser que cette imposition au nom des droits humains sert souvent de caution morale à l’élimination des autres cultures. Bien sûr, j’ai conscience qu’il s’agit là d’une lecture trop binaire des choses, mais elle permet de mettre en évidence l’hypocrisie de l’Occident, d’une part, et d’autre part, le danger qu’il y a à vouloir le bien des autres à leur place et en leur nom, en matière de développement comme ailleurs.
Pour conclure sur le chapitre du darwinisme social, le plus intolérable, selon moi, c’est de prétendre que le fait que telle ou telle société n’ait pas été capable de se défendre ou de s’adapter la vouait nécessairement à disparaître. C’est une autre façon de dire que l’état de guerre de tous contre tous est non seulement une situation de fait, mais encore une fatalité à laquelle il n’y a qu’à se plier, ou, mieux, une fatalité qu’il faut administrer en étant du côté des vainqueurs. C’est exactement ainsi que l’on a pu, autrefois, donner une légitimité à l’esclavage, en énonçant que certains peuples ou certaines « races » étaient par nature destinés à être asservis par d’autres. Ce qui doit être combattu, c’est le passage de la « faiblesse » de l’autre à sa mise sous tutelle – que cette tutelle prenne la forme de l’asservissement, de l’assistance, de l’assimilation, de l’anéantissement par la guerre, ou tout autre visage. Nous savons aujourd’hui que les peuples sont fragiles, que bien des groupes humains sont en état de précarité, et cela signifie que nous devrions nous imposer à nous-mêmes, les puissants, la pudeur de ne pas les juger de haut, la retenue nécessaire pour ne pas les anéantir mais leur donner la possibilité de durer. Malheureusement, je suis assez pessimiste sur ces aspects, et pour revenir à Levi-Strauss, la fin de Tristes tropiques met en évidence la façon dont un groupe humain, parvenu au dernier stade du délitement, finit par se résoudre à disparaître. Je crois que nous assistons à la fin d’un certain type d’humanité, et c’est sans rémission. Et précisément parce que nous en avons conscience et que nous avons mis en place les outils institutionnels, et surtout parce que nous sommes les dominants, nous devenons passibles d’une critique d’autant plus radicale – qui devrait être une autocritique. Bien trop souvent, nos actes sont en contradiction avec notre discours. Pour le dire de façon plus tranchée, imposer la paix ou la démocratie par le recours à la guerre est totalement contradictoire et hypocrite – et inefficace – et l’économie ou la finance sont dans ce sens les armes d’une guerre sourde.
Ne serait-ce que factuellement, il ne faut pas oublier que notre démocratie est entachée de nombreux crimes. Surtout, il ne faut pas oublier non plus à quelles atrocités elle a servi de caution, de la conquête de l’Afrique à la guerre de 14 puis à celle de 39, sans parler de la ségrégation raciale, de l’indigénat et la liste pourrait être longue. Autrement dit, s’il y a une domination culturelle, c’est en vertu de la technique (qui n’est qu’un outillage, autrement dit une forme de la loi du plus fort) et pas du tout d’une excellence intrinsèque aux civilisations de l’hémisphère Nord.
A propos de la démocratie, cela signifie que si l’on y tient, elle doit demeurer une exigence, pour nous-mêmes d’abord. C’est une réalité en devenir, et non une substance déposée dans l’Histoire sous les espèce de l’Europe et des Etats-Unis. La démocratie, c’est le débat, le dialogue – au sens du travail du Logos dans le réel – et à ce titre ce devrait être une structure vivante, non un système, non un masque, non un instrument d’asservissement de l’autre au prétexte de le libérer. Les modalités de concertation familiales, claniques ou villageoises en Afrique, par exemple, pourraient inspirer nos organisations démocratiques. Mais il nous faudrait davantage d’humilité...
Concernant le mythe rousseauiste du bon sauvage, je suis d’accord avec toi, mais avec quelques réserves. Je ne prends pas les sociétés africaines pour des sociétés de bons sauvages. Et quand bien même il existerait des « sauvages » – il faudrait encore définir ce qu’est un sauvage : par exemple, la guerre de 14 peut en être une illustration – bons ou mauvais, je ne crois pas qu’il s’agisse, pour autant, d’hommes à l’état de nature. Je pense d’ailleurs que Rousseau lui-même ne s’y est pas trompé, et qu’il avait conscience d’utiliser une fiction. L’homme à l’état de nature n’existe pas. La candeur et la pureté soi-disant originelles n’existent pas, au sens historique du terme.
La citation que tu reprends de la Bible a peut-être été interprétée comme tu le fais, dans le sens d’une incitation au retour à la nature et à une candeur soi-disant originelle. Mais ne mélangeons pas les registres : le texte des béatitudes exprime quelque chose qui a à voir avec l’Evangile, et donc avec un renversement, une « conversion » des valeurs, et rien qui concerne un homme « originel » ou à l’état de nature, je dirais même au contraire : c’est un homme en devenir, à-venir, mais plutôt spirituellement parlant que sur un plan historique. Rien à voir donc avec un homme épuré de son ancrage social.
Néanmoins, je crois que les théories de la décroissance pourraient effectivement coïncider avec l’idée biblique que le vrai bien ne réside pas dans la possession ou l’accumulation de richesses, ainsi que l’écologie, dans la mesure où le monde doit être appréhendé et respecté comme œuvre de création divine – ce qui ne veut pas dire ne rien en faire. Ce souci d’une certaine pauvreté ou modestie dans les conditions de vie se retrouve d’ailleurs dans bien des traditions culturelles qui mettent en garde l’homme contre la recherche de la richesse, du pouvoir et de la gloire. Je pense ici à un conte peul restitué par Hamadou Ampaté Bâ et à ce rituel d’une société traditionnelle, décrit par Marcel Mauss (cité dans Serge Michaïlov, Notre maison brûle au Sud), au cours duquel les objets usuels sont détruits afin d’éviter une trop grande prospérité matérielle, qui est perçue comme une menace. On retrouve cela dans une foule de sociétés traditionnelles dans lesquelles la chasse et la cueillette sont pratiquées avec parcimonie, parce que leurs membres savent qu’ils dépendent étroitement d’une nature qui n’est pas inépuisable, et cela sans avoir attendu les catastrophes que l’industrialisation massive provoque. De même, dans un autre registre, il existe des sociétés, comme les Ngambays, l’une des « ethnies » du Tchad2, dans lesquelles les représentations de l’autorité sont bien moins hiérarchiques que chez nous – ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas d’organisation ni de répartition des rôles. Nous aurions intérêt à ouvrir les yeux et les oreilles pour découvrir ce que d’autres peuvent nous enseigner, sans être ni modernes, ni démocrates, ni systématiquement scolarisés, etc. Mais encore une fois, cela demanderait une humilité qui n’est pas le trait de caractère dominant de la modernité, et de reconnaître à quel point nous sommes des barbares, masqués derrière la belle idée de l’universalité des droits de l’homme.
Enfin, dire que l’homme a l’état brut est un être de besoin et de désir me semble pouvoir être étendu à la définition de l’homme en général : l’homme est un être de désir. Mais l’autre « moitié » de la définition – pour autant qu’il n’y ait que deux moitiés – c’est justement que l’homme est un être social. Il faut tenir les deux ensemble3. Et ce que l’on peut retenir de la diversité des cultures dans le temps et dans l’espace, c’est que la société coïncide avec la structuration, la régulation et l’organisation des désirs. Et encore une fois, il n’existe pas d’homme en dehors de la société, et il est donc impossible d’isoler des caractéristiques qui seraient celles d’un homme « pur » de toute socialité.
J’espère qu’il ne plane pas dans mon texte d’ambiguïté : je ne crois pas que la société pervertit un être humain qui serait à l’état de nature dans une sorte de perfection angélique. Je dis simplement qu’il y a des figures de l’humanité que je préfère à d’autres. La pauvreté – spirituelle ou matérielle, l’humilité, le don, la simplicité dans les relations, le respect de l’environnement, etc. me paraissent en effet préférables à la richesse, à la vanité, à l’égoïsme, à l’arrogance, à l’oppression, la destruction et le mépris de la nature et de l’autre, etc. Et je précise bien en note que je ne crois pas qu’une structure sociale, quelle qu’elle soit, soit par principe meilleure qu’une autre. Mais je crois que certaines formes d’organisation favorisent ces qualités, en particulier la petite taille de la société, une dépendance important voire vitale à l’égard de l’environnement et la cohabitation avec la nature, un certain isolement (ce qui ne veut pas dire une étanchéité), etc. Et je dois bien reconnaître que ces caractéristiques coïncident davantage avec des structures sociales que l’on qualifierait d’« archaïques » au regard de la modernité.
Le monde est arrivé à un état de conscience de soi qui ne permet plus de croire qu’une régulation spontanée puisse avoir lieu – je veux dire une plus grande harmonie entre les peuples, les Etats et les nations, et surtout le respect absolu de l’autre, c’est-à-dire des autres cultures, traditions, etc. Pour le dire autrement, il s’agirait de renoncer à imposer notre forme d’organisation au monde, de renoncer à la mondialisation. Je pense, bien sûr, que cela n’arrivera pas. La mondialisation est un fait que nous n’avons plus la liberté de choisir ou pas. Mais du coup, il s’agit pour l’humanité de relever un défi inédit, qui est celui de vouloir consciemment vivre sur la planète dans la paix et si possible la prospérité pour tous, ce qui suppose au passage la conscience que la prospérité n’est pas une fin en soi, et que la prospérité n’est pas forcément non plus l’abondance et en tout cas certainement pas l’abondance sans limite. Je veux croire que c’était l’ambition qui a animé certains des initiateurs des grandes structures de concertation internationales. Je ne suis pas naïf au point de penser que ces projets étaient exempts d’ambitions tout à fait égoïstes parfois, mais elles incarnaient l’idée qu’il était possible de choisir de façon délibérée et éclairée un avenir collectif qui ne piétine pas les autres, et notamment les plus faibles. L’idée qu’une entraide est possible et souhaitable, me paraît en effet un objectif noble de la politique moderne. Mais « entraide » signifie que nous avons aussi à recevoir, que nous ne savons pas tout mieux que les autres, et que notre puissance financière ne doit pas faire disparaître la nécessité de défendre la paix et la justice avant tout. Si une structure politique, nationale ou transnationale a un sens et une légitimité, il me semble que c’est d’abord en répondant à cette double exigence. Et dans ce cadre, l’économie peut être un instrument au service de la paix et de la justice, et pas une finalité ni un maître.
Ma réponse est longue, et j’ai mis du temps à la rédiger car je voulais articuler mes idées d’une façon assez claire. Je ne sais pas si j’y suis parvenu. J’espère néanmoins que cela permet de prolonger la discussion et d’approfondir ces questions.
Amitiés
1Darwin lui-même a récusé toute transposition sociale de la théorie de la sélection naturelle.
2Goepp J. C. Rites, mythe et cohésion sociale dans une société du Sud-Ouest du Tchad: les Ngambays. In: Journal des africanistes. 1980, tome 50 fascicule 2. pp. 59-71.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1980_num_50_2_2003
3C’est d’ailleurs l’un des thèmes fondamentaux du texte de Jean-Jacques Rousseau : comment concilier les intérêts de l’individu et ceux de la communauté.