"Quand on aime il faut partir" - Blaise Cendrars
Notre deuxième journée à Moïssala commença de façon assez semblable à la première. L’objectif principal du jour résidait en fait surtout dans la visite de Maïkolo, le village familial de Valentin, situé à quelques kilomètres de Moïssala. Nous arpentâmes les rues en repassant par beaucoup d’endroits que nous avions découverts la veille. Nous commençâmes par visiter le marché de Moïssala – pas le marché-foire de la veille, mais le marché habituel. Le marché est simple. Les femmes sont assises souvent à même le sol, sous des sortes d’auvents consistant en montants de bois à peine équarris, recouverts de secos de paille plus ou moins éventrés. Elles y vendent toutes sortes de denrées et les couleurs, les odeurs se mêlent aux conversations de la foule sous la chaleur du soleil. Là, un ami de l’un des résidents du CCU qui lui avait parlé de moi et de mon séjour à Moïssala nous retrouva et nous proposa de venir déjeuner chez lui le lendemain.
Comme je l’ai déjà écrit, Moïssala me donna l’impression d’une grande ville de province française des années cinquante, avec des rues en terre, des commerces modestes disséminés un peu partout, des conditions de vie globalement simples, apparemment surtout basées sur l’agriculture, et une structuration assez hiérarchique des rôles au sein de la communauté, mais également une modernité imminente et des préoccupations bien actuelles. Les habitants se déplacent surtout à pied ou à vélo, souvent aussi à moto, mais en raison du festival et de l’afflux de visiteurs arrivant de tous les coins du Tchad, des 4x4 flambants neufs circulaient dans les rues de la préfecture. Je noterai aussi le passage de quelques gros porteurs. Tout cela place la ville dans une sorte d’entre-deux, et les mutations sont en cours.
Puis, nous regagnâmes l’espace conférences. Les conférences programmées ce jour-là lorsque nous arrivâmes étaient de fait traversées par des problématiques typiques de la modernisation : promotion féminine et santé notamment. Tout cela sur fond du paradoxe déjà souligné de l’adhésion que l’assistance semblait accorder aux interventions, tandis que subsistent des pratiques et des représentations du monde issues des traditions – manifestement davantage fantasmées et revendiquées que réellement vécues. La suite de la journée corrobora cette impression.
Comme la veille, les pérégrinations de la matinée sous le soleil nous engagèrent à nous réfugier au Lotako, le second bar de Moïssala, où notre programme fut le même que la veille à la Grande Famille. Notre préoccupation restait néanmoins de gagner Maïkolo, et les pistes que nous avions pour y parvenir s’avérèrent jusque là infructueuses. Mais au Tchad, comme dans beaucoup de pays africains, on finit toujours par trouver quelqu’un qui a la solution à son problème. Ainsi, alors que, l’après-midi avançant, le nombre de bières que nous avions bues commençait à devenir raisonnable, cette solution arriva. Nous nous répartîmes sur deux ou trois motos qui nous conduisirent par la piste jusqu’à Maïkolo, où nous arrivâmes vers dix-sept heures. Nous y étions attendus par le chef de canton (pas celui que nous avions rencontré la veille... j’avoue n’avoir pas bien compris ce qu’est un chef de canton ni à quelle réalité géographique et administrative il correspond), le chef de village, ainsi que plusieurs personnes, notables et parents plus ou moins proches de Valentin. On nous offrit des sièges, et la glace fut brisée autour, encore, de quelques bières. A mesure que le temps passait, le nombre de personnes qui se joignaient à cette réception augmentait. Hommes, femmes, enfants se regroupaient sur une grand natte étendue à quelque distance de notre table.
On me mit dans les bras un bébé, une petite fille de quelques mois, la dernière née du chef de village, je crois. Lorsque je la rendis à sa mère, les bières que j’avais ingurgitées depuis le début de l’après-midi se manifestèrent du côté de ma vessie et je m’en fus à la douche. Au moment de revenir parmi mes hôtes, je remarquai que j’avais les cuisses trempées. Je n’étais pas l’auteur maladroit de cette inondation, mais c’était cette petite fille qui m’avait ainsi béni sans que je m’en rende compte. C’est du moins la façon dont fut interprété ce soulagement de l’enfant, que d’autres auraient jugé sans gêne, par ceux qui m’accueillaient et ils confirmèrent cette appréciation en donnant mon prénom à la petite.
La soirée était déjà bien entamée, et le jour approchant bientôt de sa fin, nous fûmes invités à visiter Maïkolo avant la nuit, guidés par le chef de village, qui nous en fit faire le tour en passant par nombre de concessions. Dans chacune d’elles ou presque, nous rencontrions quelqu’un avec qui Valentin avait quelque lien de parenté. La visite nous conduisit tard. Un grand nombre de gamins, à moitié nus, à moitié poussiéreux, nous suivaient en se bousculant, en particulier lorsque nous les prenions en photo.
Arrivés dans l’une des concessions, on nous offrit le plat de haricots. La nuit était tombé, et après avoir repris notre chemin et rendu visite à quelques concessions encore, nous revînmes à notre point de départ et fûmes invités à partager la boule – et déjà, je commençais à ne plus avoir vraiment faim, mais on ne refuse pas une invitation à partager le repas. Puis, comme nous commencions à exposer notre souhait de repartir, une longue séance de remerciements et de cadeaux s’engagea. Nous reçûmes, de la part des villageois, du chef de canton, du chef de village, et d’autres personnes que je n’ai pas toutes identifiées, un grand nombre de poules et de coqs, dont un splendide coq de combat, qui nous étaient donnés de la main à la main les uns après les autres, avec à chaque fois de longs discours qui exprimaient combien ils étaient honorés, heureux et touchés de notre visite, et que ces présents scellaient des liens d’amitié ineffables. Nous repartîmes donc avec sept ou huit gallinacés – qui malheureusement, pour des raisons un peu vagues, n’arrivèrent jamais à N’Djamena, mais c’est bien ainsi. Lorsque la parole me fut donnée, j’improvisai à mon tour un discours au cours duquel je remerciai et confirmai les liens d’amitié noués ce jour, et je dis combien j’espérais que la modernité que tout le monde attendait avec impatience, en particulier sous les espèces du goudron qui devrait bientôt relier Koumra à Moïssala, ne signifie pas la disparition des qualités d’accueil et d’humanité de leurs cultures. Après des salutations chaleureuses, nous remontâmes sur les motos et reprîmes, dans la nuit, la route de Moïssala.
Ce passage par Maïkolo est probablement ce qui m’a le plus marqué au cours de ce séjour à Moïssala. C’est là, je crois, que j’ai découvert, d’une part, ce qu’on pourrait appeler le Tchad « profond », et qui est probablement le visage de l’humanité que je trouve le plus authentique – au risque que cela soit assimilé à un exotisme bourgeoisement romantique –, et, d’autre part, que j’ai pris la mesure du décalage entre les aspirations à la modernité et les survivances moribondes de traditions que l’on doit bien qualifier de révolues. Au cas où il planerait une ambiguïté, je tiens à dire ici que c’est une situation que je déplore. Je voudrais argumenter plus longuement sur ce sujet, mais je m’en tiens pour le moment à quelques notations, polémiques j’espère bien. Tout cela fait pour moi écho à Tristes tropiques : ce à quoi nous assistons, c’est à la disparition pure et simple de structures sociales au bénéfice d’une modernité qui ne peut se prévaloir que de sa domination effectivement constatable pour justifier cette même domination – c’est la loi du plus fort, et rien d’autre. C’est parfaitement malthusien, parfaitement cynique, et parfois parfaitement assumé – or un cynisme assumé n’est bien souvent qu’une saloperie et rien de flatteur pour le sujet de cette assomption. A la façon dont un mufle qui sait qu’il se comporte en goujat ne gagne, par la conscience qu’il en a, aucun titre de noblesse, au contraire.
Maïkolo me donna l’image vivante, malade, déliquescente, d’une réalité éperdue. Il n’y a plus du passé que quelques titres honorifiques, mais sans réel pouvoir à l’échelle de la société, quelques coutumes et simulacres de rituels, mais que l’on habite comme on porte un vêtement : on ne fait plus corps avec. La population de Maïkolo est affectée de maladies qu’on aimerait révolues, des consanguinités, de malnutrition, de tous les signes d’une génération finissante et dont les frontières et les repères volent en morceaux.
Comme je l’ai écrit en préambule au récit de ce voyage à Moïssala, ce n’est pas d’abord la misère que j’ai vue à Maïkolo. Et ce que j’écris ici n’a rien d’un appel à l’aide des populations. J’ai d’abord été frappé par la dignité de ces habitants, par la qualité de leur accueil et leur capacité à donner tout ce qu’ils ont malgré leur dénuement. Et je ne veux pas enclore cette expérience dans les cadres rassurants d’une analyse socio-anthropologique qui donnerait les tenants et les aboutissants de la situation actuelle et esquisserait les solutions pour l’avenir. Je suis assez anarchiste pour reprendre ici le slogan « Ne me libère pas, je m’en charge », qui pourrait être placé au fronton de toute entreprise de développement. Ou pour le dire autrement, la seule solution aurait été : foutez-leur la paix – mais il est déjà trop tard, et depuis bien longtemps, pour ne pas dire depuis toujours.
Nous avons oublié, parce que l’argent, le confort et les media nous ont anesthésiés, ce que coûte la disparition d’une structure sociale, et celles qui disparaissent ainsi d’heure en heure à la faveur de la modernisation (économique, politique, sociale, etc.) sont trop loin de nous pour nous affecter directement – mais il y a fort à parier que les générations qui arrivent l’expérimenteront à nouveau prochainement et chez nous, dans notre bel Occident moderne. Or, écrire « une structure sociale disparaît », c’est une manière abstraite de dire : une société périt. Et une société, ce sont d’abord des hommes, des femmes, des enfants.
La modernité apporte des structures économiques et sociales (entre autres) qui viennent prendre la place de ce qui existait avant. Et cela n’est pas un effet secondaire, mais bien un élément consubstantiel de la modernité. C’est pourquoi le terme de développement est très ambigu. La modernité apporte le développement économique à beaucoup de pays, c’est indéniable. Mais cette version du développement est purement technique et laisse l’humain au bord de la route. C’est d’ailleurs le principal reproche de fond que l’on a toujours fait au capitalisme, qui triomphe aujourd’hui à la faveur de la faillite des régimes « communistes », et c’est un reproche totalement justifié. En tant que technique, le capitalisme s’est toujours débarrassé de l’aspect humain en disant « ce n’est pas mon affaire, faites ce que vous voulez ». Il affiche une neutralité de façade à l’égard de tout ce qui touche à l’humain, à l’éthique, … pour se positionner en tant que discours rationnel, scientifique et donc impartial et idéologiquement neutre, vis-à-vis du monde. Or, l’avènement du libéralisme économique dans les pays autrefois dits « en développement » permet encore de constater que cette posture n’est qu’un tour de langage, une supercherie autosatisfaite. Ce à quoi nous assistons très concrètement, c’est à la disparition pure et simple de ces cultures soi-disant incapables de s’adapter. Or leur disparition n’est pas le fait d’une inadaptation, mais de l’imposition (idéologiquement non neutre) d’une autre structure culturelle et sociale(1).
De fait, et dans le prolongement de ce que j’ai écrit à propos des excisées et des initiés, ces structures ne fonctionnent plus que de façon purement extérieure et nostalgique. A ce titre, elles sont – et je le redis, malheureusement – révolues. Dans les faits, elles continuent de rassurer certaines personnes en leur donnant l’illusion d’une identité qui s’inscrit dans la filiation à l’égard des ancêtres ou d’une appartenance originelle mythique, alors qu’il n’y a plus qu’une coquille vide qui ne relie plus les humains ni entre eux ni à leur environnement – et là aussi, on pourrait creuser l’idée que le capitalisme s’est toujours et partout développé comme une technique contre l’environnement, comme une entreprise de négation et d’abolition de l’environnement. L’alcoolisme, l’ignorance, la cupidité, l’esprit de calcul sont venus corrompre les savoirs ancestraux réels dont ces structures étaient les manifestations(2), et la plupart des gens vivent aujourd’hui dans la peur. Peur de ce qu’ils perdent – et que de fait ils ont déjà perdu – et peur, à raison mais sans toujours le savoir, de ce qui va venir prendre la place de ce qui disparaît.
Ce que ces attitudes entérinent, c’est la victoire de la modernité, car tous, ou presque, sont convaincus que celle-ci est synonyme de santé, d’éducation, de démocratie, … C’est ne voir les choses que d’un point de vue seulement et oublier, d’une part, les exemples du contraire, et, d’autre part, que, sur le fond, la santé, l’éducation et la démocratie ne sont que des réalités avec lesquelles le capitalisme s’accommode, pour autant qu’elles ne compromettent pas les intérêts de la classe dominante. Et faut-il rappeler que la classe dominante n’a jamais, nulle part, été « les pauvres » ? La modernité n’apporte aucune révolution dans ce domaine, soyons tranquilles.
Je disais que je souhaitais en rester à quelques notations, et je crains d’avoir été un peu plus loin que prévu, mais j’espère que la façon dont je l’écris est suffisamment partisane et polémique pour susciter le débat.
1 On entend souvent dire – même ici au Tchad et par des tchadiens – que les structures traditionnelles sont un frein au développement. Si l’on parle de développement économique, c’est évident et c’est même pour ainsi dire mécanique, voire systémique. L’instauration de la modernité s’est toujours et partout effectuée par la disparition des sociétés traditionnelles, voire leur élimination délibérée. D’une part parce que la modernité prend la place de ces structures, d’autre part, parce que la modernité, comme toute émanation de la pensée rationnelle, ne supporte pas la contradiction – ce qui se fait, non seulement sur un plan logique, mais sur un plan réel.
2 Ce qui ne veut pas dire que ces sociétés traditionnelles étaient nécessairement meilleures que la modernité ni que les humains étaient plus vertueux autrefois ou dans ces sociétés.
Arrivés à Moïssala, une nouvelle invitation à partager le repas nous attendait, et une fois de plus, la boule nous fut servie. Je n’avais plus du tout faim, mais comme à chaque fois, je dus honorer le repas qui avait été préparé, sous peine de blesser nos hôtes – en l’occurrence, encore des parents de Valentin. Une fois le repas terminé, nous regagnâmes la concession pour y déposer nos affaires et... manger la boule qui nous y attendait. Je dois dire que c’était trop pour moi, et là, vu que personne ne nous accueillait, je mangeai le minimum.
Comme nous avions prévu de repartir le lendemain, c’était notre dernière soirée à Moïssala, et nous allâmes la fêter, dignement bien sûr, à la Grande Famille, que nous quittâmes vers les deux heures du matin, pour regagner la concession à travers Moïssala désert, à la clarté de la lune, presque pleine.